François MARTIN-VALLAS : La chimère transférentielle

Proposition épistémologique, neuroscientifique et clinico-théorique du transfert psychanalytique comme système complexe.

http://chimere.martin-vallas.fr, 2015, ISBN 978 2 955 338 025

François Martin-Vallas a l’art de donner des ailes aux racines et des racines aux ailes, de mettre la raison en résonance pour interpeller les raisons enfermantes. De la même façon que la psychanalyse prend appui sur les résistances pour aider à les lever, François Martin-Vallas prend appui sur les exigences portées par l’impératif de rationalité pour lever les voiles que ces exigences recouvrent. Lui-même formé à la pensée médicale, outillé d’une forte culture scientifique, il interroge d’une façon renouvelée les oscillations permanentes qu’entretiennent la certitude, le doute et l’interrogation. Renouvelée au sens où il ne s’y emploie pas comme philosophe — ce n’est pas son univers premier de référence —, mais totalement comme psychanalyste revisitant sa propre culture depuis un chemin subjectif qui fait une force de ses propres limites, démarche venant éclairer ce que furent les chemins également subjectifs de Freud et de Jung.

Il montre, et même démontre, que la subjectivité est une valeur constituante de la pensée scientifique, y compris, voire surtout, dans les moments où cette dernière prétend s’en affranchir.

La manière dont il s’y prend peut paraître déroutante pour qui n’a pas sa culture scientifique. La Chimère transférentielle est à la fois un trésor et une boîte de Pandore ravageuse pour nos pauvres certitudes. Il convient d’accepter cette dimension pour jouer le jeu de sa lecture : comme son sous-titre l’indique, ce travail se présente comme une proposition. Une proposition plurielle qui organise sa cohérence depuis une expérience, et non depuis un postulat, ce qui fait sa richesse, puisque d’entrée il précise, étayant son propos sur la nécessité de penser la complexité, que ce qui fait la cohérence, ce n’est pas l’homogénéité d’un ensemble, mais « la pertinence des liens » (p.1).

Ce qu’il vise, c’est pouvoir caractériser « les conditions d’émergence de la chimère transférentielle ». Pour ce faire, après avoir présenté la méthodologie de son travail – qui impose cette difficulté de se débarrasser des ses pensées - l’auteur signale combien l’enjeu est de taille pour saisir l’histoire des travaux psychanalytiques, des tensions, dissensions, meurtrissures. Et cet enjeu ne saurait faire l’économie d’une lecture affinée du processus transférentiel.

Il trouve dans la participation mystique de Jung matière à ouvrir le chemin qui le conduit à formaliser – au sens de mettre en forme, et non de réduire à une rationalité rassurante – une « néo réalité psychique qui a sa logique, sa temporalité et sa dynamique propre, en relative indépendance de celles des deux protagonistes de la cure. » (p.29)

Pour y parvenir, il faut opérer une critique acérée de nos modes de penser, binaires, linéaires, etc. Également, rappeler la nécessité de tordre le cou aux habitudes logiques reposant sur les principes du tiers exclu et de la disjonction exclusive. L’auteur n’oublie pas, ce qui est au cœur d’une approche épistémologique, que chaque époque, collective ou de soi, est tentée de formater ses représentations depuis des corpus théoriques acceptés en leur état. Ainsi Freud puise abondamment dans la thermodynamique et les équations de l’électricité de quoi introduire de façon « parlante » les notions de refoulement quand il présente l’inconscient, en tout cas à ses débuts, ou de résistance ou d’intensité pour éclairer sa conception du traumatisme.

À partir d’une documentation riche et actualisée, l’auteur pose ainsi « la question de savoir si c’est la réalité elle-même qui obéit à des lois différentes (dans leurs formes autant que dans leurs natures) selon l’échelle à laquelle elle est observée, ou si c’est uniquement l’insuffisance de nos états théoriques qui nécessite l’utilisation de lois différentes » (p.37) . Il remarque qu’il a fallu près d’un siècle pour intégrer ce nouveau paradigme : accepter que la prédiction est impossible oblige à admettre la fortuité des phénomènes (p.41). Descartes ne s’intéressait qu’à l’irrationnel, mais avec cette unique ambition de le ramener au port d’une pensée rationnelle. Admettre aujourd’hui que ce qui nous échappe peut être, voire doit être objet de science en l’état constitue une véritable révolution. Freud avait l’ambition de faire de la psychanalyse une science, c’est-à-dire de rendre irréfutable – au moins depuis l’après-coup – ce dont le processus analytique est appelé à rendre compte. Ce que Jung va mettre en évidence, c’est la nécessité d’accueillir comme un fait, hors du dilemme réfutable / irréfutable, ce qui nous échappe de la dynamique motrice de la cure analytique. La nécessité aussi, d’accueillir les phénomènes pour ce qu’ils sont, et de ne pas se précipiter dans la tentation à tout prix de les rapporter à des concepts sous le prétexte de devoir penser sous cette seule modalité. Très tôt, Jung présente certaines notions comme des catégories de l’expérience, qu’il ne pense que depuis leurs mises en lien, s’abstenant de les réduire à des concepts en vue d’élaborer une théorie bien ficelée, donc ligotée et privée de toute dynamique future. François Martin-Vallas insiste très tôt dans sa présentation sur la place que Jung donne à la fonction transcendante : ce n’est pas une transcendance métaphysique, mais une fonction de transformation depuis « l’hétérogénéité fondamentale des dynamiques conscientes et inconscientes qui interdit à une part de ces dernières de se représenter dans la conscience.  » (p.15). Si nous pensions seulement depuis des modèles hérités, la tentation serait grande de procéder par analogie et de considérer, en référence à la chimie, la fonction transcendante comme un catalyseur. Cette analogie ne serait pas stupide, mais justement, par le fait de n’être qu’analogique, elle rabattrait la pensée d’une notion du champ le moins familier au champ le plus confortable pour croire penser … et, ainsi, s’empêcher de penser.

La question fondamentale qui me semble à l’œuvre dans le travail de l’auteur, et traverser son propos serait : comment penser ce qui advient & ce qui n’advient pas, hors advenue en quelque sorte, en un même mouvement de pensée qui ne rabatte pas cet acte de penser vers un champ théorique préexistant ? Ou, en termes paradoxaux : comment ce qui n’est pas advenu peut-il être considéré comme une condition nécessaire d’émergence pour ce qui est susceptible d’advenir et qui n’a pas de légitimité à être énoncé comme « en voie de… » ? Ou, en termes de notre vécu ordinaire : pouvons-nous accepter, voire supporter, de penser qu’un fait ne soit rapporté ni à une cause ni à une fin, et qu’il soit cependant reconnu comme fait et comme condition d’émergence ?

Cette dernière formulation pourrait donner à penser qu’elle serait bienvenue pour caractériser le chaos. Pourquoi pas ? Mais cela ne saurait satisfaire François Martin-Vallas. La chimère transférentielle œuvre comme un « cadre aveugle » pour permettre « la créativité de la rencontre » (p.20). Nous pourrions imaginer que nous avons à faire à une démarche de type « cadavre exquis ». Il y aurait quelque chose qui se met à mort dans l’analyse, et qui ne se laisse pas si aisément abattre, qui est aussi vivace que la pulsion de vie - et qui en est du reste – et qui n’acceptera de mourir qu’en renaissance et en transformation. Chaque analyse met à mal et à mort les certitudes paralysantes de l’analysant, et tout autant celles de son analyste. La chimère transférentielle apparaît ici comme cette œuvre au noir des alchimistes, qui transforme moins la matière que ceux qui s’emploient et s’acharnent à vouloir la transformer…ou quelquefois les figent.

Cette « dimension interpersonnelle » (p.20) des processus de transferts, François Martin-Vallas s’emploie à ne pas la réduire à une combinatoire des parts observables répertoriées sous les noms aujourd’hui bien aseptisés de transfert et de contre-transfert : il vient montrer qu’elle a sa propre vitalité, sa propre énergie. Ce n’est pas dire pour autant qu’elle précède le transfert le contre-transfert, car nous retomberions dans les pièges de la causalité, de l’origine ou de la source. La chimère transférentielle est chimère & est transférentielle : ce dernier mot ne vient pas qualifier le premier, les deux mots sont à prendre ensemble, en un syntagme qui subsume les deux mots qui le composent. Elle est présence de l’émergence, elle est a-causale et advient en synchronicité. Oserions-nous affirmer qu’elle est la mise en synchronicité de l’archaïque et de l’instant ? Cela légitimerait tout au moins qu’elle soit nommée chimère, en acceptant cette idée que l’archaïque renouvelle ses formes de présence séance après séance, voire au cours d’une même séance d’analyse, et que le lacunaire est la condition d’émergence de l’advenir, du laisser-advenir, ce geschenen lassen énoncé par Jung. Cette chimère-là n’a rien à voir avec l’imagination, comme certains regards sur les contes ou les mythes nous le feraient croire d’une croyance entretenue par nombre de dictionnaires. C’est bien pourquoi François Martin-Vallas prend très tôt la précaution de prendre appui sur l’acception biologique du mot « chimère » : « en biologie aussi on parle de chimères, désignant ainsi des êtres biologiques constitués de tissus portant des génotypes différents. » (p.25). Seulement, pour fonder résolument la chimère transférentielle dans sa dimension énergétique vivante, et non statique - ce n’est pas une structure) – au coeur de la relation analysant-analyste, et lui reconnaître une fonction et une valeur de transformation, car, comme l’enseignait Georges Canguilhem, « dans l’évolution, c’est l’évolution elle-même qui évolue  », François-Martin-Vallas recourt au concept d’attracteur (p. 57-59) : « la notion d’attracteur représente, en physique, ce qui attire la dynamique d’un système, c’est-à-dire ce que sera l’équilibre du système, indépendamment de ses conditions initiales ». Il souligne que, dans le champ psychique, la pulsion décrite par Freud en est un exemple. Si nous ajoutons que chez Freud cet attracteur à son tour s’articule autour du principe de constance, nous comprenons l’importance de la notion d’attracteur étrange, pour à la fois introduire la notion de complexité, en se référant à Edgar Morin, et l’appliquer à un système. L’auteur met l’accent sur ce qui intéresse et interroge fortement la psychanalyse : la question de l’imprévisibilité dans le champ psychique. La question de la prévisibilité touche en effet la place de la prise de conscience, sur laquelle très tôt Freud vient buter, dans son rapport à la disparition, au déplacement ou à la fixation renforcée du symptôme. La prise de conscience s’inscrit dans un attracteur étrange puisqu’elle engage aussitôt un autre attracteur : la résistance.

Alors que vaudrait depuis une telle conception la mise en théorie ? C’est en soulignant l’intérêt conceptuel de la « section de Poincaré » (p.95) que François Martin-Vallas dépasse cette difficulté, en marquant pour la psychanalyse les forces et les limites de la théorisation : « l’intérêt de la section de Poincaré réside dans le fait qu’en ne retenant qu’une partie des données de la dynamique elle permet, notamment dans les cas de mouvements chaotiques, d’en repérer la structure. » C’est effectivement ce à quoi s’emploient les théories psychanalytiques, ce qui légitime à la fois leurs différences et leurs respectives recevabilités (p.95) : « théoriser le psychisme humain, du fait de son extrême complexité, nécessite d’effectuer une “section de Poincaré”, seul moyen, dans un espace des phases (ou des variables) de trop grande dimension, de mettre en évidence un aspect de l’ordre qui sous-tend sa dynamique ».

Mettre en évidence un aspect de l’ordre qui sous-tend sa dynamique ? C’est ce sur quoi aura buté Bergson, recherchant à tout crin l’ordre sous chaque désordre, et faisant du désordre un ordre non encore identifié, au point de réifier l’inconscient, même lorsqu’en de minces lignes il lui fait droit dans ces ultimes travaux.

Les conséquences épistémologiques de cette mise en évidence ne sont pas minces : lorsque François Martin-Vallas parle de congruence, en psychanalyse, de la théorie et de l’expérience personnelle, il éclaire ce propos de Jung traversant sa Correspondance : « je ne veux pas de jungiens !  » Nous sommes aussi renvoyés à ce que nous nommons hâtivement liberté (p.75), puisque la revendication d’exister comme être libre semble mal s’accommoder du moindre déterminisme, reposant sur le pari de croire pouvoir agir simultanément sur le déterminisme et la finalité. Ce n’est sans doute pas pour rien, qu’en pleine advenue de la psychanalyse dans le bain culturel, Sartre, marqué en cela par Heidegger, répondra en s’appuyant sur le concept de contingence. Ne perdons pas de vue que la thèse de François Martin-Vallas constitue, par delà la documentation scientifique de sa réflexion, un texte politique.

La mise en avant de l’expérience personnelle, et de la subjectivité comme facteurs incontournables en psychanalyse offre à l’auteur matière à interpeller la question de la fiabilité dans les approches respectives des neurosciences et de la psychanalyse : les premières privilégient le « voir », et le mesurable pour ce « voir », alors que la psychanalyse repose sur « l’humanité même, telle qu’elle s’exprime par l’usage d’un langage qui donne souvent plus à entendre qu’à « voir » (p.85).  ». Si les réponses aux « comment voir ? » et « que voir ? » des neurosciences se fondent sur une instrumentation technique de plus en plus affinée, la question de l’ « entendre » n’en repose pas moins sur, aussi, mais pas seulement, une approche théorique. La nécessité pour Lacan de différencier le langage et ce qu’il désignera par lalangue ne peut qu’en témoigner.

C’est par le concept d’énaction que l’auteur ouvre son exploration des « hypothèses neuroscientifiques proposées », pour témoigner, depuis aussi les avancées de Serge Lebovici et de Véronique Lemaitre, qu’en psychanalyse ce concept permet de rendre compte des positions cliniques en consultation thérapeutique. Le propos est d’accéder à une compréhension de l’émergence, « émergence qui résulte d’un acte en interaction sans lequel elle n’aurait pas été » (p.138). C’est qu’il s’agit ici de déplacer, ou plus précisément de décaler à la façon des « sections de Poincaré » la mise en perspective des processus cliniques : la projection, avec Freud, fut d’abord présentée du seul point de vue du patient depuis l’observation de l’analyste. Même si le contre-transfert (« contre » entendu comme à côté, en allemand « gegen », et non comme opposé, ce que la langue française pourrait bien laisser accroire) « est venu tempérer cette illusion », l’auteur évoque un prédonné « dont les qualités ne sont pas dépendantes des interactions entre l’analyste et son analysant. » Cette évocation d’un prédonné mérite une précision : il ne s’agit pas d’un prédonné au sens temporel et chronologique, d’un antédonné, mais d’un prédonné comme condition de la dynamique des transformations mutuelles, lui-même non figé et susceptible d’évolution. La condition n’est pas le préalable, et le prédonné ne doit pas être pensé comme un préeixtant. Il est contemporain de la relation interpersonnelle : le « cadre aveugle » que j’évoquais en citant Alechinsky ne préexiste pas à la mise en œuvre de l’acte de peindre. Il pourrait tout à fait être employé à autre chose, comme constituer le fond d’une cage dans un clapier, ce qui fut étrangement l’usage fait de certaines toiles de Gauguin. Le prédonné serait le « ce sans quoi », à la rigueur aussi le « ce par quoi », mais nullement le préformé .

Mais alors, que vient faire ici, présentée comme incontournable, la référence à la neurobiologie ? L’auteur s’en explique clairement (p.146) : d’un point de vue neuronal, « le processus n’est absolument pas à sens unique, du niveau le plus élémentaire au « plus élevé », c’est à dire au plus complexe. » Ce qui fait l’importance du questionnement, c’est ce fait « que les mécanismes neurologiques du cerveau ne suffisent pas, à eux seuls, à comprendre l’émergence du sens. » (p.140). En effet l’interaction cerveau-environnement conduit à ceci : « chaque interaction est influencée / façonnée par les interactions futures, notamment en influençant / renforçant les interactions passées. », ce qui conduit l’auteur à prendre appui sur les travaux relatifs à la neuroplasticité, dont il illustre la dimension cognitive en citant un groupe d’auteurs : « les capacités cognitives sont inextricablement liées à des histoires vécues, un peu à la manière des sentiers qui n’existent que dans la mesure où on les trace en marchant. » (p.143)

Un développement argumenté sur la modélisation neurophysique de la mémoire pousse ensuite François Martin-Vallas à rappeler, et nous inviter à ne pas perdre de vue, que son travail porte sur l’humain et que « c’est l’homme qui se souvient, et non telle ou telle structure neurologique.  » (p.145)

Ce serait peut-être à cet endroit que nous avons à reprendre la question du sens, si fortement à l’œuvre chez Jung. Est-ce que la chimère transférentielle ne serait pas, dans son émergence, l’instance porteuse de la question du sens ? J’insiste, de la question, juste de la question. Elle ne saurait et ne pourrait, au risque de devenir destructrice de la relation analytique elle-même, voire de l’analysant et de l’analyste, se prétendre émergence comme réponse. Ce que les contributions cliniques qui viennent illustrer les thèses présentées soulignent avec une pertinente prudence.

Cette recension évidemment incomplète s’est abstenue de rendre compte de ce qui en fait le noyau, l’éclairage approfondi des contributions de Jung dont la paraphrase n’aurait pas restitué la finesse clinique et théorique des développements de François Martin-Vallas. De même pour la partie clinique de ce travail, qui d’une part n’appelle pas de métacommentaire, et d’autre part se doit d’être respectée dans sa force de témoignage.

En effet, le travail de François Martin-Vallas s’organise, depuis une présentation méthodologique, autour de quatre pôles progressifs :

  • l’exploration de la notion de chimère transférentielle, de la mythologie aux sciences avancées les plus récentes,
  • une mise en perspective épistémologique, et notamment de la psychanalyse, riche de sens pour en saisir l’histoire autrement que par le truchement des querelles d’écoles.
  • une investigation sur le positionnement des hypothèses des neurosciences, ce qu’elles apportent à la compréhension de l’humain en en circonscrivant le champ au regard de la psychanalyse.
  • représente la seconde moitié de l’ouvrage, comprenant plusieurs situations non encore publiées en français par l’auteur. Ces situations cliniques, où l’auteur s’expose dans son être psychanalyste, sont à mettre en perspective les unes avec les autres, complétant l’approche multidimensionnelle du travail de l’auteur.

Publié par Chatillon Norbert le 22 février 2017 dans Recensions de livres