Hommages à Gilbert Durand - Françoise Bonardel

Publié en été 2015
par Bonardel Françoise

Une transmission réparatrice


Est-ce pour avoir si souvent fustigé l’arrogance de l’intelligentsia parisienne que Gilbert Durand s’est vu à sa mort [1] privé par la « grande presse » de l’hommage qui semblait pourtant lui être dû ? Le fait en tout cas est là, et porte à s’interroger sur la capacité de notre culture à encore mesurer ce qui est important, ou ne l’est pas. Nombre de penseurs, et non des moindres, sont ainsi tombés dans l’angle mort de son champ visuel sans qu’on sache vraiment pourquoi, sinon parce qu’ils n’avaient pas su ou voulu trouver « l’accroche », comme on dit aujourd’hui dans le jargon journalistique, qui les aurait propulsés sur le devant de la scène, ou du moins de ce que les faiseurs d’opinion entendent par là. Mais peut-être tout est-il bien ainsi puisque, faisant de la fidélité une vertu cardinale, Gilbert Durand conservera ses « fidèles », dont le nombre ne devrait faire que grossir, tant au plan local qu’international. Et c’est là à mon sens une seconde énigme, apportant peut-être une esquisse de réponse à la première.
J’en suis en effet venue à me demander au fil des années ce que son engagement dans la Résistance avait définitivement changé dans sa relation aux autres et à la vie même de l’esprit, et si ce n’était pas dans le maquis que s’était noué pour lui un rapport au monde qui allait avoir une influence décisive sur sa pensée. Sans doute s’est-il, comme tous les maquisards, battu pour son pays. Mais l’enjeu du combat était bel et bien l’Homme, dont le nazisme défigurait l’image, sous-jacente à toutes les grandes cultures. Que ce même homme puisse se montrer cruel et sanguinaire a suffisamment été démontré au fil des siècles pour qu’on ne se fasse plus guère d’illusions sur le potentiel criminogène qu’il porte en lui. Mais quelque chose de nouveau apparaissait avec le nazisme, comme si c’était désormais la culture elle-même qui se pervertissait en mettant son dispositif technique au service de la barbarie. Pour les raisons qu’on peut aisément imaginer, Durand n’aimait guère Heidegger – hormis pour son évocation des souliers usagés peints par Van Gogh ! – mais du moins le penseur du Gestell pourrait-il être à cet égard crédité d’une lucidité qui manqua temporairement à l’homme.
Quoi qu’il en soit, de nouvelles solidarités allaient à cette époque tragique se faire jour entre des individus isolés refusant la traîtrise des États, et une universalité gravement compromise qu’il importait à tout prix de sauvegarder mais qui, défendue par des réfractaires solidement implantés dans le tissu local, allait tenir pour partie sa force retrouvée des amitiés et des complicités qui s’y étaient nouées. Autant donc Paris libéré et devenu « festif » ne représentait plus grand-chose pour le « résistant » qu’il demeurera jusqu’à son dernier jour, autant Gilbert Durand se sentira sa vie durant aussi à l’aise auprès des chasseurs et paysans savoyards qu’avec les princes de la pensée qu’il ne cessa de côtoyer, le plus souvent à l’étranger et dans le cercle très fermé des Rencontres d’Ascona, en particulier, où il intervint à chaque session, de 1963 à 1988.
Aussi le premier legs de Gilbert Durand à ceux qui furent ses étudiants avant de devenir pour certains des amis est-il de leur avoir très tôt appris à s’émanciper des formes convenues de la rationalité, productrices d’un universel trop abstrait pour n’être pas potentiellement meurtrier, et à redécouvrir l’alliance beaucoup plus archaïque du singulier et de l’universel, telle que les grandes cultures l’ont toujours mise en œuvre, tant à travers les objets d’usage quotidien les plus modestes que ce qu’il est convenu de nommer des chefs-d’œuvre. Car Gilbert Durand – qui peignait à ses heures et réalisa dans sa jeunesse décors et mises en scène de théâtre – avait au plus haut point le sens de l’œuvre, et le structuralisme tel qu’il le pratiqua se voulut résolument figuratif, ménageant une place de premier plan aux « visages de l’œuvre » et non aux seules structures classificatrices dont la mise au jour était à l’époque, où le structuralisme régnait en maître, censée rendre compte d’un texte littéraire ou d’un fait de culture (Lévi-Strauss).
Ce qu’il nous a enseigné là, et que je ne peux m’empêcher de relier à son expérience de maquisard, c’est à faire preuve de clairvoyance face à tout « humanisme » qui ne s’enracinerait pas dans le respect de singularités solidement individualisées ; et cela, qu’il s’agisse des expériences humaines, des paysages campagnards ou citadins, des convictions religieuses et bien sûr des cultures qui les ont façonnés. Et même s’il ne s’agit pas là d’individuation, au sens donné à ce processus de transformation par Jung, le « trajet anthropologique » tel que Gilbert Durand allait être conduit à le penser en tant qu’aller-retour constant entre « pulsions subjectives » et « intimations objectives » , s’enracinera dans ce respect des individualités, seules à ses yeux capables de tenir tête quand il le faut aux pouvoirs centraux toujours potentiellement dictatoriaux. Cette manière d’envisager la relation, vivante et évolutive, du singulier et d’un universel non plus abstrait mais concret, ne pouvait que le rapprocher du courant hermétiste qui, des alchimistes à Jacob Böhme, de Goethe à Jung, a finalement représenté la seule alternative crédible à la rationalité calculatrice devenue le fer de lance des Temps modernes.
Plus qu’une démonstration occasionnelle de force et d’endurance face à l’adversité, le courage était à ses yeux inséparable de la fidélité à la totalité de « l’héritage de l’espèce » que nous ne saurions sans mutilation renier ; l’un et l’autre constituant le socle durable d’une pensée qui, se mettant au service de l’homme, ne trahirait pas en route l’objectif qu’elle s’était au départ fixé. Sans ce courage d’assumer pleinement ce qui est dû à l’universel comme au singulier, et sans cette fidélité aux racines imaginaires dont l’humanité tient son potentiel de créativité, l’objectivité dont se targue la pensée rationnelle n’est qu’un masque plaqué sur son impuissance à affronter le réel, au nom même de la sacro-sainte vérité qu’elle affirme rechercher. Je m’étonne donc que si peu de philosophes contemporains aient été sensibles à cette toujours possible imposture, et n’aient pas fait de la vigilance requise à son endroit le seul « doute méthodique », pour parler comme Descartes, valant d’être pratiqué.
Je comprends mieux par contre, pour avoir côtoyé Gilbert Durand dans la vie et à travers ses écrits, pourquoi la question du « courage » est devenue obsolète en philosophie compte tenu de la tournure finalement très positiviste prise par celle-ci, dont il s’est d’ailleurs éloigné peu après la publications des Structures anthropologiques de l’imaginaire (1960) pour se consacrer pleinement à l’anthropologie qu’il entendait rénover, tout comme l’avait fait son maître Gaston Bachelard de l’épistémologie (Le nouvel esprit scientifique, 1934). C’est moins de son œuvre pourtant que j’aimerais ici parler – séminaires, colloques et livres le feront aussi bien que moi – que de ce que la transmission d’une pensée aussi profondément novatrice, portée par un homme de conviction et de courage, eut de réparatrice pour toute une génération gavée de freudo-marxisme et de structuralisme en qui, sous couvert de libéralisme, continuait à sévir la loi du Père dont Gilbert Durand, au demeurant très strict quant à certaines valeurs non négociables, a contribué à nous libérer.
Nous sommes quelques-uns à pouvoir témoigner, par l’orientation même de nos écrits et la diversité de nos parcours, que Gilbert Durand a fait, comme on dit, « école ». Je ne vois guère qui pouvait à part lui, dans les années 1980, accueillir à l’université une thèse d’État en philosophie portant comme la mienne sur la présence pour ainsi dire « occulte » de la pensée et de la symbolique alchimiques dans la culture moderne. Sa présence à l’université a donc été une extraordinaire bouffée d’oxygène pour tous ceux et celles qui en respectaient le sérieux mais se sentaient étouffés par son conformisme et sa frilosité intellectuelle. L’existence des nombreux Centres de Recherche sur l’imaginaire (CRI) qu’il a fondés, un peu partout dans le monde , témoigne également d’un rayonnement intellectuel dont la France tarde à lui accorder la pleine reconnaissance. On me permettra néanmoins de penser que c’est là l’aspect en quelque sorte exotérique d’une transmission qui, en ce qu’elle a de vraiment personnel, se situe toujours sur un plan plus secret et donc plus ésotérique, sans qu’il soit nécessaire d’affubler ce terme de connotations qui en défigurent souvent les traits.
Car ce qui se joue dans la transmission, quand elle est authentique, est moins la pérennité d’un savoir – aspect non négligeable en ces temps de grande disette culturelle – que la réactualisation chaque fois singulière d’une attitude majeure, d’une posture existentielle face à la vie et au savoir : une « tenue de corps », disait Antonin Artaud. Nul n’a mieux parlé que Kierkegaard de ce mystère qui, loin de favoriser la simple répétition mimétique, contribue au contraire à ce que chacun s’affirme selon son individualité la plus propre . C’est en un sens d’individuation que parlait à sa manière le penseur chrétien, opposant « communication de pouvoir » et de savoir, et l’on se demande souvent, lisant Le Livre Rouge, si Jung, dénonçant avec vigueur les effets pervers de l’imitation, n’en avait pas médité la leçon. Fidèle à son propre style – plus mozartien, ai-je envie de dire – Gilbert Durand décourageait lui aussi le mimétisme tant par la qualité de sa présence, inimitable en effet, que l’ampleur de sa culture et ce brin de désinvolture qui dissuadait élégamment chacun de se laisser « envoûter » par la prestance de sa personne et la brillance de sa pensée.
La question se pose évidemment tout particulièrement après la disparition d’un maître, propice à l’édification d’images pieuses : à quoi reconnaît-on qu’il en fut vraiment un ? À ce qu’il a aidé chacun de nous à se différencier : de lui-même d’abord et de ce qui, dans notre héritage culturel propre, pouvait nous limiter ou nous emprisonner ; cette différenciation ne prenant pas nécessairement des allures de parricide (ou matricide), et ne se limitant pas à l’exhibition d’une « personnalité » censée ne tenir que d’elle-même ce qu’elle est devenue. Ancré dans un « terroir » culturel aussi vaste que celui de l’humanité, Gilbert Durand nous a ainsi permis de nous situer à plus juste distance de cette crise d’adolescence perpétuelle entretenue par l’esprit prétendument novateur de la modernité car, des maîtres, il ne cessait lui-même de s’en reconnaître et de leur rendre hommage : Bachelard, Eliade, Dumézil, Corbin, Jung bien sûr. Ainsi a-t-il pu nous enseigner qu’admirer n’est pas déchoir, et que la gratitude est une des facettes du courage : celui de payer ses dettes avant de penser soi-même à s’enrichir. Quant à savoir à quelle profondeur de la psyché ce type de transmission agit, et si son pouvoir de différenciation ne rejoint pas par des voies obscures le travail analytique, c’est une question qui n’a sans doute de réponse immédiate que dans l’aptitude à transmettre à son tour, sans favoriser l’émergence de ce que Jung nommait une « épidémie psychique », autant dire une forme de possession collective .
Si je parle de transmission réparatrice, c’est aussi parce que nous avons eu le sentiment, l’écoutant et le lisant, que nous était restitué le droit de nous réapproprier une vaste partie du patrimoine de l’humanité dont nous avions jusqu’alors entendu dire que le principal intérêt résidait au mieux dans le fait d’avoir préparé le terrain à la modernité, désormais seule garante de ce qui est « humain » et de ce qui ne l’est pas. Comment mesurer le terrorisme intellectuel régnant en maître en ces années-là à l’aune des formes hyper consensuelles de dissuasion sévissant aujourd’hui ? Ce fut en tout cas pour beaucoup d’entre nous une délivrance d’avoir confirmation que nos intuitions ne nous trompaient pas, et qu’on nous mentait quant aux fabuleux acquis d’une époque supposée adulte mais capable d’avoir fomenté deux guerres mondiales en un demi-siècle et ouvert dans la foulée, sous des bannières diverses, bon nombre de camps d’extermination et de charniers. Comment concilier autant de forfaits, et si prémédités, avec l’image que se fait d’elle-même la modernité ? Le message de Gilbert Durand « passait » d’autant mieux qu’il était délivré par un homme supérieurement intelligent mais dénué de ressentiment, aimant la vie et à l’aise partout où il se trouvait, et profondément sensible à la misère humaine. L’inverse d’un « intellectuel », en somme, du moins si l’on se réfère au portrait que Sartre en a fait.
Kierkegaard avait sur ce point là encore raison : on ne transmet que ce que l’on a réussi à être, et point n’est besoin de se proclamer « engagé » quand c’est la vie qu’on mène qui tient lieu d’engagement ; une vie dont l’intelligence tire alors sa véritable clarté, et une aptitude au discernement bien plus aiguë que ne le sont les jugements portés à coup d’arguments. Cette certitude intérieure, Durand l’avait en commun avec les gens simples qu’il côtoyait, et sut la transmettre à ses étudiants. Aussi sa désertion de la philosophie pour l’anthropologie restait-elle finalement académique car, sur le « terrain », c’était toujours le philosophe qui, s’appuyant sur le patrimoine légué par le génie humain, accomplissait la tâche cathartique et thérapeutique léguée par les Anciens : comment guérir l’homme de sa cécité sinon par la culture ? Sinon en bêchant, labourant, ensemençant et parfois rectifiant inlassablement ce terrain toujours plus ou moins en friches qu’est l’être humain. Cette très haute idée des pouvoirs transformateurs de la culture est me semble-t-il la pierre d’angle de toute son œuvre, mais peut-être aussi son talon d’Achille au regard d’une pratique comme celle de la psychologie analytique confrontée aux échecs, impasses ou perversions de l’humanisation. Or la psychanalyse, Durand la pensait inutile ou même dangereuse au regard de la thérapie que porte en soi toute culture n’ayant pas répudié son imaginaire. Point de vue d’anthropologue, mais aussi de créateur, si l’on songe à ces artistes de sensibilités très diverses – Rainer Maria Rilke, Thomas Mann, Marcel Proust – pensant trouver la seule « guérison » qui leur importât dans la pratique de leur art.
La lucidité de Gilbert Durand, lecteur de Spengler, était cependant entière quant au « déclin de l’Occident » ; mais un optimisme foncier le portait à penser que les dégâts étaient encore réparables, et qu’il suffirait de redonner à l’imaginaire la place qui lui revient pour que l’homme rentre en pleine possession de lui-même et de ses moyens. Encore fallait-il être exempt des préjugés scientistes, si communs à l’époque, pour avoir collecté tant de matériaux à première vue hétéroclites – traditions populaires, mythes, poésie, alchimie – en vue d’une synthèse prenant la forme d’une classification des structures de l’imaginaire au sein de laquelle la rationalité retrouvait une place plus modeste que celle qu’elle s’était octroyée ; ce fleuron de l’humanité pensante ne se révélant être qu’une des manières d’aborder le réel, dominante en Occident, et le mode d’expression de la seule structure « diurne » de l’imaginaire portée aux classifications strictes et aux distinctions claires. C’était donc un renversement proprement révolutionnaire que d’oser voir dans « le grand sémantisme de l’imaginaire », jusqu’alors largement discrédité ou utilisé à des fins purement littéraires, « la matrice originelle à partir de laquelle toute pensée rationalisée et son cortège sémiologique se déploie ». Le dire constituait une sorte de nouveau parricide, comme si celui commis par Platon dans le Sophiste n’avait pas été suivi d’effets, et qu’il faille à nouveau se préoccuper de laisser une place au « non-être » aux côtés de l’être, auquel la rationalité prétendait de plein droit accéder.
La surabondance même et la richesse sémantique des matériaux rassemblés renforçaient d’ailleurs cet optimisme naturel quant à une possible plénitude de l’être humain, visée par toutes les traditions culturelles et spirituelles de l’humanité à l’exception de la culture occidentale moderne ; le risque étant alors d’oblitérer cette part obscure et inférieure de la personnalité que Jung a nommée l’ombre, ou cette virulence de la contradiction en quoi Hegel disait reconnaître la « puissance du négatif » : manque, perte, angoisse, impuissance, deuil. Si l’imaginaire n’est pas à proprement parler dialectique, et si l’imagination n’a pas pour vocation d’élaborer de l’homme et du monde une image platement descriptive, qu’en attendre qui concoure néanmoins à une rééquilibration en profondeur de l’être humain ? Durand répond à cela que chacune des trois structures de l’imaginaire assume à sa manière ce défi ; la structure dite « synthétique » étant celle qui équilibre le mieux ce qu’il pouvait y avoir d’excessif dans la coloration « diurne » ou « nocturne » de la psyché quand chacune d’elles lui impose sa domination exclusive. Tant par l’ampleur de la culture mobilisée pour les mettre au jour que par le pouvoir intégrateur qui leur est reconnu, les structures de l’imaginaire constituent une avancée de premier plan en direction de la vaste synthèse culturelle dont le défaut, disait Hugo von Hofmannsthal , condamne l’époque moderne à un état endémique de doute et de crise ; situation à quoi Jung répondit pour sa part en élaborant un réflexion encore aujourd’hui mal ou insuffisamment comprise sur l’importance psychologique et culturelle du processus d’individuation conduisant à la réalisation du Soi.
On en vient évidemment à regretter que Gilbert Durand n’ait pu, en raison de leur différence d’âge, rencontrer Jung à Ascona au bord du lac Majeur, car c’est probablement avec lui que le dialogue, s’il avait eu lieu, aurait pu être le plus serré. Leur accord aurait en effet pu être entier quant au rôle fondamental de l’imagination créatrice dans la santé des individus et des cultures ; ni l’un ni l’autre ne pensant qu’un usage essentiellement pragmatique de la rationalité puisse contribuer à préserver l’intégrité de la vie psychique. Ses propres intuitions, relatives à l’équilibre psycho-social que l’imaginaire était susceptible de préserver, c’est incontestablement dans la pensée de Jung que Durand en a trouvé la confirmation la plus convaincante ; et l’on ne mesure sans doute plus aujourd’hui, où un imaginaire aguicheur est devenu une marchandise parmi tant d’autres, l’aplomb qu’il fallait alors pour oser puiser dans les grandes traditions, jugées à l’époque « obscurantistes », les matériaux avec lesquels édifier une anthropologie de l’imaginaire pour l’un, et une psychologie des profondeurs pour l’autre.
Mais à ce profond bouleversement de la psyché qu’est l’individuation, Gilbert Durand ne s’est pas vraiment et directement intéressé, considérant sans doute que le processus de culture suffisait à réparer ce qui avait été endommagé, et se référant curieusement à Freud plus qu’à Jung quand il se sentait tenu de justifier ses réticences à l’endroit de la psychanalyse. C’est probablement à cet égard Henry Corbin, méditant comme il le fit sur le vers de Hölderlin repris par Wagner dans son Parsifal – « seule guérit la plaie l’arme qui la fit » (« Patmos ») – qui l’a rapproché de la voie résolument « alchimique » empruntée par Jung. Mais cette voie peut-elle, pour être vraiment opérative, demeurer purement anthropologique, fût-ce au sens très largement « traditionnel » que lui a restitué Durand dans Science de l’Homme et Tradition (1975) ? Magnifique ouvrage, où l’on découvre que l’esprit de la Tradition, délivré des pesanteurs traditionalistes par l’imagination créatrice, répond depuis des siècles aux angoisses humaines conduisant aujourd’hui certains êtres en analyse. Encore faut-il savoir le redécouvrir, et avoir le courage de le remettre en œuvre ! Ce qui était une manière indirecte de répondre, en anthropologue féru d’hermétisme, au diagnostic à la fois psychologique et culturel formulé par Jung : « Depuis que les étoiles sont tombées du ciel et que nos symboles les plus sublimes ont pâli, une vie secrète règne dans l’inconscient. C’est pourquoi nous avons de nos jours une psychologie, et c’est pourquoi nous parlons de l’inconscient . »
Comme d’autres penseurs et créateurs avant lui – Nietzsche, Wagner, Mann, Jünger – Gilbert Durand voyait dans la fameuse gravure d’Albrecht Dürer « Le Chevalier, la Mort et le Diable » (1513), la figure emblématique d’un destin de bravoure et de solitude commun à beaucoup d’hommes de culture européens. Agrandie sur l’un des murs de sa pièce de travail, elle l’accompagnait au quotidien. Peut-être n’aurais-je pas moi-même consacré à cette gravure un essai si je ne l’avais si souvent vue là où elle avait tout lieu d’être, et si la présence de Gilbert Durand à ses côtés n’avait donné un gage d’authenticité au drame imaginaire qui s’y jouait. C’est peut-être aussi pourquoi j’ai toujours accueilli avec une certaine réserve l’idée que la vocation ultime de l’imaginaire puisse être une euphémisation du temps et de la mort . Le Diable ne serait-il à cet égard qu’un allié du temps qui, passant, nous fait redouter la mort ? Peut-être est-ce pour l’avoir pensé que Gilbert Durand, qui le combattit avec autant de détermination quand il se présenta dans l’Histoire, n’a jamais abordé de manière frontale dans son œuvre la question du mal, sinon à travers les images relatives aux morsures du temps. Est-ce là créditer la vie luxuriante des images, fussent-elles les plus poignantes, d’une autonomie comparable à celle reconnue par Jung à l’inconscient ? Où se situe dès lors la « mise en œuvre » – au sens opératif donné par les alchimistes et par Jung à cette expression – permettant à ces images de délivrer la charge sémantique qui fait d’elles des symboles, puis d’être intégrées au conscient ?
Une articulation reste donc me semble-t-il à trouver entre une anthropologie de l’imaginaire d’une remarquable cohérence et d’un fort potentiel herméneutique, mais pouvant laisser supposer que l’image porte forcément en elle-même son propre dépassement, et la réflexion éthique sans quoi la fonction imaginative risque toujours d’être taxée d’irresponsabilité. Rappelant souvent son engagement de la première heure dans la Résistance – ce qui agaçait certains –, Gilbert Durand entendait certes prouver qu’il n’en était rien, mais sans toujours réussir à convaincre dans l’ordre de la pensée qu’il n’y avait pas là une faille, qu’il n’appartenait d’ailleurs peut-être pas à l’anthropologie telle qu’il la concevait de combler. Or, c’est justement sur cette possible faille que Jung s’est penché jusqu’au vertige peu après sa terrible confrontation à l’inconscient, s’interrogeant dès 1916 sur la responsabilité éthique à l’endroit des images, et a fortiori lorsqu’elles se révèlent être partie prenante du processus d’individuation .
En ce sens, une œuvre d’art comme la gravure de Dürer témoigne bien, par son existence même, de la puissance de l’euphémisation imaginaire rendant supportable, et même instructive, la contemplation de la Mort et du Diable. C’est bien pourquoi le Chevalier poursuit depuis cinq siècles sa route dans l’imaginaire européen, réconfortant au passage ceux qui se sentent comme lui harcelés par ces deux redoutables prédateurs. Mais sitôt qu’on entre plus avant dans la dramaturgie propre à cette gravure, on s’aperçoit que c’est une autre facette du drame qui s’y joue, où le courage reprend tous ses droits : point d’euphémisation possible quand il y va de la dignité de l’être et du salut de l’âme ! C’est alors de choix éthique qu’il s’agit, et c’est d’ailleurs ainsi qu’a en général été perçue la figure altière et énigmatique du Chevalier : comme une incarnation de la « chevalerie spirituelle » à laquelle Gilbert Durand était tout aussi attaché que son ami Henry Corbin, dont les travaux sur l’imagination créatrice en Islam iranien confortaient les siens .
Dans sa vie comme dans son œuvre foisonnante, Gilbert Durand aura en tout cas su rendre perceptible l’oscillation permanente, dont toute vie humaine tient sa fécondité créatrice et sa possible rectitude, entre l’accueil généreusement fait aux images telles que les livrent à chaque être humain son inconscient autant que sa culture, et le courage dont il faut parfois faire montre quand le destin revêt le faciès inquiétant de la Mort, ou celui du Diable.

[1] Né le 1er mai 1921, Gilbert Durand s’est éteint le 7 décembre 2012. Il est l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, la plupart traduits dans de nombreuses langues, et d’un nombre considérable d’articles. Le premier volume réunissant les textes des conférences prononcées par lui à Eranos a été publié sous le titre Structures- Eranos I à La Table Ronde (Paris, 2003), et quatre livres (épuisés) réunis par Michel Maffesoli sous le titre La sortie du XXe siècle (Éditions du CNRS, 2010). Une Association des Amis de Gilbert Durand, présidée par le Professeur Jean-Jacques Wunenburger, a été créée le 1er juin 2013.


Bonardel Françoise

Françoise Bonardel est philosophe et écrivain, Professeur émérite de philosophie des religions à l’Université de Paris1-Sorbonne. Elle s’inspire de traditions anciennes (hermétisme, gnose, alchimie) pour renouveler l’approche de questions contemporaines (Des héritiers sans passé – Essai sur la crise de l’identité culturelle européenne, 2010), ou proposer une nouvelle interpréta- tion d’œuvres anciennes : Triptyque pour Albrecht Dürer - La conversation sacrée, 2012). Plus qu’un savoir secret et codé, l’alchimie est pour elle une vision du monde et un état d’esprit dont on peut retrouver la trace toujours vivante dans la pensée et la création modernes (Philosophie de l’alchimie – Grand œuvre et modernité, 1993). Elle est aujourd’hui l’auteur d’une douzaine de livres alliant philosophie et poésie, réflexion sur la religion et sur l’art, et de très nombreux articles pour des revues françaises et étrangères et des ouvrages collectifs (Dictionnaire des femmes mystiques, 2013). Membre de l’Institut d’Études Bouddhique (IEB) depuis 2001, elle y dispense des cours et séminaires portant sur l’acculturation du bouddhisme en Occident et sur ses possibles relations avec la philosophie occidentale (Bouddhisme et philo- sophie, 2008 ; Bouddhisme tantrique et alchimie, 2012). Son prochain essai portera sur la dimension « gnostique » du Livre Rouge de Carl Gustav Jung, et son ouvrage sur le mythe alchimique de guérison traversant les écrits d’Artaud vient d’être réédité (Antonin Artaud ou la fidélité à l’infini, 2014).

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